Второй меморандум председателя и депутата Крымскотатарского парламента Дж. Сейдамета в Лигу наций

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Второй меморандум председателя и депутата Крымскотатарского парламента Дж. Сейдамета в Лигу наций 

5 декабря 1921 г. 

Second Mémoire du peuple tatar de Crimée demandant la tutelle de la Société des Nations[1]

Le soussigné, se basant sur le plein-pouvoir qui lui a été accordé par le Parlement tatar de la Crimée, élu au suffrage universel direct de tous les citoyens, hommes et femmes, prend la liberté de présenter l'exposé suivant dans l'espoir d'obtenir de la Société des Nations la tutelle sollicitée.

Le peuple tatar de Crimée sollicite et espère obtenir son admission dans la Société des Nations, ainsi que la protection de celle-ci qui, formée sur une base d'équité internationale, dans le but d'assurer la concorde et la paix mondiales, est tout indiquée pour prendre en considération les aspirations légitimes du peuple tatar de Crimée et pour tenir compte de ses droits ethniques et historiques.

La Société des Nations, animée des sentiments les plus humains, doit reconnaître au peuple tatar le droit de libre disposition et de mettre ainsi fin à ses souffrances indicibles.

Droits historiques

D'après les ouvrages des savants d'occident, on peut résumer comme suit la vie des Tatars de Crimée.

Il y a douze siècles — depuis la chute de l'Empire Khazar — que la Crimée est soumise aux influences tatares et il y en a sept que les Tatars se sont établis en Crimée et, de l'aveu même des historiens russes les plus réputés, ont exercé sur le développement de la Moscovie une influence capitale, comparable seulement à celle des Romains sur les Gaules.

Pendant près de cinq siècles il exista un Etat de Crimée qui, sous des dynasties florissantes, notamment la dernière, celles des Gheraï (XVme siècle) parvint à une haute culture, devant laquelle s'inclinèrent les hommes les plus illustres de l'occident.

Notre Versailles, palais des Khans de Baktchi-Seraï — qu'un Français[2] compétent compare à l'Alhambra de Grenade — date d'avant la Renaissance.

Dès la fin du XVIIme siècle, la communauté politique des Tatars de la Crimée se trouvait bénéficier de cette possession prolongée du sol, qu'on reconnaît comme le plus solide des titres à la souveraineté[3].

Mais l'ambition de Catherine II mit un terme à cette souveraineté. En 1744, sous prétexte de libérer le pays de la prétendue tutelle de la Turquie, mais en réalité, afin de s'approprier une contrée fertile, l'impératrice Catherine II fit insérer dans le traité de Koutchouk-Kainardji, conclu entre la Russie et la Turquie, l'article suivant:

«Art. III. — Tous les peuples tatars, ceux de la Crimée, du Boudjak, du Kuban, etc., seront reconnus, sans aucune exception, par les deux empires comme nations libres et entièrement indépendantes de toute Puissance étrangère. Ils seront gouvernés par leurs propres souverains de Ghenghiz-Khan, élus et élevés sur le trône par tous les peuples tatars; ces souverains gouverneront d'après leurs anciennes lois et usages, n'en rendant aucun compte à aucune Puissance étrangère. C'est pourquoi ni la Cour de Russie, ni la Porte Ottomane ne devront se mêler, sous aucun prétexte, de l'élection du Khan, non plus que des affaires domestiques, politiques, civiles et intérieures des Tatars, mais au contraire, elles devront avouer et considérer la dite nation tatare dans son état politique et civil sur le même pied que les autres Puissances qui se gouvernent par elles-mêmes et ne dépendent que de Dieu seul». 

Violation des traités par la Russie

Au mépris de ces promesses solennelles, où le nom de Dieu même est invoqué, l'Impératrice de toutes les Russies, qui n'a proposé ce pacte que pour isoler politiquement la Crimée, s'emparait en 1783 de son territoire, après avoir massacré 30 000 hommes et femmes de sa paisible population. Le 8 avril de la même année, Catherine II faisait paraître un manifeste dans lequel elle déclarait «annuler les obligations réciproques relativement à la liberté et à l'indépendance des peuples tatars, mais promettait en revanche, solennellement et irrévocablement pour elle et pour ses successeurs, de respecter les coutumes et les usages de la Crimée et d'accorder à ses habitants tous les droits et avantages des classes correspondantes en Russie». Il était à prévoir qu'après un premier parjure, les souverains de la Russie ne se soucieraient guère de mieux observer les nouveaux engagements.

Occupation de la Crimée par les Russes et ses conséquences

Dès la perte de son indépendance, la Crimée fut soumise à un régime inique. Sa religion fut violée. Par centaines ses mosquées furent supprimées, détruites, changées en églises orthodoxes et leur nombre qui, en 1805, était encore de 1556, se trouvait réduit l'année avant la grande guerre à 729. En même temps, le nombre des «imams» (ecclésiastiques) tombait de 5139 à 942. Les pèlerinages à la Mecque étaient rigoureusement interdits par les règlements «administratifs», c'est-à-dire purement arbitraires. Sur les biens religieux des Musulmans (les wakoufs) qui, au début de l'occupation, dépassaient 300 000 hectares, 213 000 furent confisqués et donnés aux dignitaires de St-Pétersbourg. L'enseignement de la langue tatare était interdit. Nos écoles primaires et supérieures furent fermées ou bien réduites à une indigence qui paralysait leur fonctionnement.

La propriété privée ne fut pas mieux respectée. Déjà en 1790, le Maréchal de la noblesse russe en Crimée décrétait que seuls les biens des Tatars appartenant à la noblesse seraient conservés à leurs propriétaires. Une spoliation générale s'en suivit. En 1790, c'est-à-dire sept ans après la conquête russe, 180 000 Tatars avaient déjà quitté le pays et 600 villages indigènes étaient déserts.

Cette émigration, plus ou moins intense, continua pendant tout le siècle suivant, et la population continua à péricliter.

A l'époque de la guerre de Crimée, 12 000 Tatars fuyant les représailles organisées par les Russes, s'embarquèrent pour la Turquie et pour l’Asie-Mineure. De 1862 à 1905 les émigrations reprirent périodiquement.

On se demande si cette persécution organisée systématiquement, si cette violation du droit le plus sacré du peuple tatar avait pour but de civiliser ce pays!!!

Le fait est que tous les savants qui ont voyagé en Crimée sont unanimes à affirmer que chez les Tatars le niveau moral, artistique et économique, était bien supérieur à celui de la «Sainte Russie».

Droit ethnique de la Crimée

Les injustices sociales et économiques augmentant de jour en jour, obligeaient surtout les Tatars de la Crimée septentrionale à émigrer.

Les Tatars de la Crimée forment une nation de plus de 700 000 âmes et constituent au bas mot le 75% de la population de leur pays. (Le chiffre donné par la «Grande Encyclopédie Russe» (Pétersbourg 1903), est de 88% et celui de «La Grande Encyclopédie Française», dernière édition, est de 90%.

Après la révolution, dans toutes les élections faites en Crimée, à l'exception de quelques villes, ce sont les Tatars qui ont obtenu en général la majorité des voix. 

Décisions nationales

Après la révolution russe et surtout après l'effondrement du gouvernement impérial, aucun peuple, ni aucun Etat n'a pu prendre entre ses mains la destinée de la Crimée. Le peuple de ce pays en fut lui-même le maître. Et l'élément prédominant de la population, les Tatars, se trouva en mesure d'assurer l'ordre parfait et de diriger les affaires du pays.

Jusqu'en novembre 1917, les Tatars avaient formé un Comité Central qui collaborait à l'administration de la Crimée. Ensuite on procéda aux élections de l'Assemblée Constitutive qui furent faites d'après les principes les plus démocratiques.

Comme on pourra le constater d'après l'annexe ci-jointe, «Constitution», la République de la Crimée fut proclamée et on forma un gouvernement responsable devant le Parlement. Ce gouvernement entra immédiatement en fonction et se chargea de gouverner le pays sur une base constitutionnelle.

Justice de l'administration de l'Etat tatar en Crimée

Pendant tout le temps où s'exerça l'administration du gouvernement cité ci-dessus, la justice la plus complète régna dans le pays et tous les citoyens furent égaux devant la loi. L'Assemblée constituante tatare a ouvert dans le monde musulman une voie nouvelle en reconnaissant les droits politiques des femmes ainsi que le droit des peuples à disposer librement d'eux-mêmes.

Les droits des minorités furent scrupuleusement respectés. On vota aussi les principes de la protection des travailleurs et on accepta la législation internationale sur les conditions du travail.

Relations de la Crimée avec ses voisins

Les Tatars de la Crimée sont entrés en relation avec le Rada central de l'Ukraine; ce parlement reconnut loyalement que le peuple de Crimée devait être seul maître de ses destinées. (Documents ukrainiens publiés par la Société des Nations, page 8, 3me Universel).

Lutte contre l'invasion bolchéviste

Pour défendre leur indépendance, les Tatars de la Crimée furent obligés de prendre les armes contre les Bolcheviks, qui avaient envahi la Crimée afin de gouverner ce pays à leur manière, c'est-à-dire par la violence et la terreur.

Malgré la vaillance du peuple de la Crimée, la jeune armée, dépourvue de tout et principalement de munitions, ne pouvait résister longtemps à l'armée rouge et le malheureux peuple sans défense, sans protection, tomba, le 13 janvier 1918, sous l'occupation bolchéviste.

Les Bolcheviks jetèrent à la mer le Chef de l'État de Crimée, (M. Tchélébidjan Tchélébief) après lui avoir crevé les yeux et coupé le nez.

Une élite de ce peuple fut également martyrisée et mise à mort. Le reste de la population s'enfuit dans les montagnes.

L'occupation allemande

Plus tard, l'armée allemande occupa la Crimée et bien que notre Parlement eût vaillamment défendu les droits politiques et administratifs du pays, les occupants allemands empêchèrent la formation d'une organisation militaire. A ce moment-là, dans l'espoir de recevoir l'aide de l'Allemagne (qui avait besoin de ses céréales) l'Hetman Skoropatski, dont le but était d'annexer la Crimée, ou tout au moins de la forcer à une entente avec l'Ukraine, déclara le blocus économique de la Crimée.

Mais la défense des intérêts du pays prise par le Parlement de la Crimée, ainsi que l'émotion générale produite par les intentions de l'Hetman, déterminèrent l'Ukraine à renoncer à ses intentions contre l'indépendance de la Crimée.

L'occupation de la Crimée par les généraux Dénikine et Wrangel

A l'occupation allemande succédèrent les occupations de Dénikine et plus tard l'occupation de Wrangel.

Dans toute cette période le peuple tatar de Crimée n'a reconnu que son Parlement légitime et légal et n'a lié son sort par aucun accord avec les envahisseurs de la patrie.

Devant les injustices et les méfaits commis par les forces qui occupèrent la Crimée, les Tatars, plutôt que de se révolter contre les oppresseurs qui leur étaient supérieurs en nombre, ont adressé le 17 mai 1920 leur demande à la Société des Nations en la priant de prendre la petite nation tatare sous sa tutelle.

Malgré les déclarations officielles de ses représentants, le général Wrangel, non seulement n'a pas reconnu la libre disposition du peuple, mais il a même empêché, par la force, la convocation du Parlement tatar de Crimée.

Au nom de mon peuple, j'ai eu l'honneur d'exposer le 15 septembre 1920 cet état de choses à Monsieur Millerand, alors président du Conseil et par lui à la France de la Grande Révolution, à la France défenseur des petits peuples, afin que cette France prenne la défense des droits sacrés du peuple tatar.

L'état actuel de la Crimée

En ce moment, la Crimée est de nouveau occupée par les armées bolcheviques et elle souffre du régime de terreur toléré par l'administration bolchéviste à ses armées d'occupation.

Le peuple tatar de la Crimée se demande si ces malheurs et ces injustices devaient l'abattre sans relâche à une époque où la démocratie mondiale veut transformer le monde actuel par une Loi nouvelle?

Conclusion et revendication du peuple tatar de Crimée

Tous ces caprices du destin, causes de souffrances incroyables que le petit peuple de la Crimée a dû supporter dans une brève période montrent pleinement que l'existence politique et même physique des Tatars de Crimée sera toujours menacée. Le seul moyen de les sauver c'est la Société des Nations appelée à défendre et à garantir les intérêts surtout des petits peuples. Et notre peuple ayant appris ce rôle sauveur de la Société des Nations, se berce depuis longtemps de l'espoir d'y entrer, depuis longtemps il cherche la possibilité de se placer sous sa haute protection, dans la ferme espérance que la Ligue des Nations, dans ses sympathies pour les peuples opprimés, trouvera aussi un mandataire pour les Tatars de Crimée, sous la direction duquel seront assurés les intérêts sociaux, politiques et économiques de la Crimée richement dotée par la nature.

De ce qui précède se déduisent les revendications suivantes des Tatars de Crimée:

1° Admission au sein de la Société des Nations.

2° Protection de la Société des Nations sous la forme d'un mandat laissé au choix de la dite Société.

3° Aide de la Société des Nations pour faire reconnaître la Crimée comme un Etat indépendant.

Le peuple tatar de Crimée espère que la Société des Nations voudra bien reconnaître qu'il ne peut plus être question d'une «Question de Russie».

Car en effet, il y a deux questions à distinguer: une question russe et une question des peuples allogènes qui furent asservis par la Russie.

Au XXme siècle, cette distinction s'impose. En effet si la justice oblige de réserver à la Nation Russe une place au sein de la grande famille humaine, elle veut aussi qu'on en réserve une à tous les peuples dont les droits à la liberté furent arbitrairement violés.

Président et Délégué du Parlement tatar de Crimée 

<<Seïdamet D. La Crimée: Passé, présent, revendications des Tatars de Crimée. Lausanne, 1921. P. 107–114.˃˃

 

[1] Enregistré sous le No 11/9245/4328 le 5 décembre 1921. Et la première requête à la Société des Nations le 5 juin 1920, est imprimé par le Secrétariat de la Société des Nations. No 20/4/137.

[2] Famin: Crimée, Circassie, Géorgie. — L'Univers pittoresque. — Histoire et descriptions de tous les peuples de la Russie. Vol. II. Paris. Firmin Didot, 1857 (2).

[3] Marcel Moye: Le droit des gens modernes. Paris, 1920, p. 32 et seg.

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